Recension av From Sun Tzu to Hyperwar. A Strategic Encyclopaedia, av Martin Motte

 Allons bon ! Encore une encyclopédie militaire », soupireront les grincheux, blasés par la multiplication de ce genre d’ouvrages. L’auteur de ces lignes doit confesser que telle a été sa réaction lorsque le livre de Lars Wedin lui est parvenu. Quelques dizaines de minutes plus tard, son sentiment avait changé du tout au tout : décision était prise d’installer ladite encyclopédie dans l’étagère la plus proche du bureau, à proximité immédiate de la main. Depuis lors, de fait, elle a été consultée quotidiennement. Elle échappe en effet à l’écueil classique du genre, le trop grand nombre de contributeurs, qui disperse le propos et aboutit par un apparent paradoxe à multiplier les angles morts. Ici au contraire, l’unité de conception se sent à chaque page.

https://www.cairn.info/revue-strategique-2019-1-page-381.htm

2Les lecteurs de Stratégique connaissent bien le capitaine de vaisseau Lars Wedin, de la Marine royale suédoise, auteur entre autres de Marianne et Athéna, la pensée militaire française du xviiie siècle à nos jours (Economica 2011, Prix Edmond Fréville de l’Académie des Sciences morales et politiques), de Stratégies maritimes au xxie siècle (Nuvis 2016, traductions anglaise et portugaise) et co-auteur avec François Géré de L’Homme, la politique et la guerre au xxie siècle (Nuvis 2017). Son encyclopédie stratégique est par nature fort différente de ses précédents ouvrages, mais on y retrouve la vaste culture stratégique et le sens de la synthèse qui le caractérisent.

3Au principe de ce livre, on sent l’agacement du commandant Wedin devant la prolifération galopante de buzzwords militaires dont la durée de vie est aussi brève que le contenu est vide, car « ils résultent plus du désir de faire impression sur un Power Point que d’une réflexion sérieuse », écrit-il en p. 31. D’où l’ambition principale de l’auteur : définir rigoureusement les concepts stratégiques fondamentaux en les remettant dans leur contexte de façon à faciliter et à clarifier le débat, le tout en un volume suffisamment restreint pour rester maniable.

4Comme l’indique son titre, l’ouvrage court « de Sun Tzu à l’hyperguerre », c’est-à-dire qu’il articule la réflexion la plus ancienne à l’actualité la plus immédiate à travers un va-et-vient entre les stratèges, toujours situés dans une époque particulière, et les concepts, qui aspirent à l’intemporalité.

5Dans cette perspective, Lars Wedin a divisé son ouvrage en trois parties. La première est une brève histoire de la pensée militaire occidentale. Elle réussit le tour de force d’encapsuler 25 siècles en une vingtaine de pages sans tomber ans la banalité. Dans un monde idéal, l’auteur le reconnaît, il eût fallu donner une plus grande place à la pensée militaire orientale. Mais nous ne vivons pas dans ce monde-là et le nôtre, Asie comprise, a été majoritairement façonné par les références occidentales depuis la révolution militaire des temps modernes. Le choix de Lars Wedin est donc justifié compte tenu des contraintes de volume qu’il s’est fixées.

6La deuxième partie, de loin la plus longue (environ 150 p.), définit et discute les termes stratégiques les plus classiques comme les plus contemporains – du moins ceux de ces derniers qui méritent d’être mentionnés, les autres étant charitablement passés sous silence… ou exécutés pour l’exemple. En ce qui concerne les fondamentaux, on notera en particulier l’excellente « morphologie de la guerre » (p. 91-119), qui part des concepts clausewitziens pour cerner l’essence du phénomène guerrier, puis étudie la variabilité de ses formes à travers ses déclinaisons nationales (les cultures stratégiques), juridiques (critères du jus ad bellum, du jus in bello et du jus post bellum), ses variations d’intensité (guerre limitée, guerre totale), le rapport entre les protagonistes (symétrie/dissymétrie/asymétrie) etc. Les sections consacrées aux stratégies des milieux maritime, aérien, extra-atmosphérique et cyber ainsi qu’aux stratégies nucléaires, quant à elles, fournissent un point de situation utile sur les évolutions ou révolutions technologiques en cours.

7S’il va à l’essentiel avec une concision et une précision toutes militaires, Lars Wedin ne borne pas ses analyses au champ de bataille stricto sensu mais excelle à replacer l’action de guerre dans le cadre sociopolitique voire philosophique hors duquel elle deviendrait à elle-même sa propre finalité, ce qui scellerait le triomphe d’une violence nihiliste. Un bon exemple en est donné par son commentaire sur les projets américains visant à implanter dans le cerveau d’un soldat une puce électronique qui accélérerait considérablement le traitement de l’information, mais permettrait aussi à la hiérarchie d’adapter le fonctionnement physique et psychique du combattant aux exigences de la mission : « La personnalité d’un tel soldat appartiendrait alors au cyberespace et pourrait être manipulée à travers le cyberespace », note très justement Lars Wedin ; « cette évolution pourrait déboucher sur l’apparition d’une nouvelle caste de guerrier et redéployer la guerre en-dehors des sociétés pour lesquelles elle est menée : on aurait alors des mixtes d’homme et de machine – des cyborgs – qui se combattraient les uns les autres pendant que leurs sociétés respectives suivraient leur lutte comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo. Mais un ‘soldat’ de ce type pourrait-il éprouver la moindre compassion pour les cyborgs d’en face ou pour des civils ? À l’évidence, un tel projet soulève d’épineuses questions éthiques, morales et légales. Par exemple, jusqu’où un soldat-cyborg serait-il responsable de ses actions ? Et que deviendrait-il en quittant les armées ? » (p. 81).

8La troisième partie, forte d’environ soixante-dix pages, présente la vie, les théories et l’héritage conceptuel de vingt-quatre penseurs et praticiens de la stratégie, dont Giap, Mao, Sun Tzu et Svetchine, ce qui corrige le tropisme occidental dont l’auteur s’accuse au début du volume. Cette partie fera bondir les aviateurs, car pas un d’entre eux n’y est évoqué alors qu’on y trouve quatre marins. Il est vrai que les développements consacrés à la stratégie aérienne dans la partie précédente évoquent Douhet, Boyd, Trenchard ou Warden ; plus généralement, l’index onomastique de cette encyclopédie compte pas moins de 253 entrées, stratèges et stratégistes mais aussi penseurs divers. Reste que l’omission des aviateurs dans la partie biographique est fâcheuse et qu’il faudra y remédier dans une deuxième édition.

9Une des grandes originalités du volume, et des plus réjouissantes pour le lectorat de Stratégique, est la part considérable qu’y tiennent les références françaises : ainsi compte-t-on pas moins de sept de nos compatriotes – Aron, Beaufre, Castex, Guibert, Napoléon, Poirier et Trinquier – dans les vingt-quatre auteurs étudiés dans la troisième partie, soit près du tiers. De même, quatre des cinq livres que Lars Wedin présente comme les sources principales de son encyclopédie sont français, le cinquième étant celui qu’il a cosigné avec François Géré. Bien d’autres références françaises apparaissent dans la bibliographie de l’ouvrage, forte de 110 livres et 50 articles, ainsi que dans ses 392 notes.

10Il y a à cela une raison toute biographique : Lars Wedin est un ancien stagiaire de deux prestigieuses institutions militaires françaises, l’École supérieure de guerre navale et le Cours supérieur interarmées. Mais cette raison est insuffisante, car après tout, il aurait pu ne pas apprécier la formation dispensée par ces établissements. C’est le contraire qui s’est produit, l’officier suédois ayant été captivé par les conférences d’Hervé Coutau-Bégarie et ayant découvert par son entremise l’immense richesse de la pensée militaire française.

11Même l’esprit clausewitzien qui plane sur l’encyclopédie de Lars Wedin peut être considéré comme français en un certain sens, car de Raymond Aron à Coutau-Bégarie et à son école, les stratégistes français ont beaucoup mieux compris Clausewitz que leurs homologues anglo-saxons, à quelques notables exceptions près comme Hew Strachan. La pierre de touche est évidemment la fameuse trinité clausewitzienne, les Français se référant prioritairement à sa formulation principielle et intemporelle (passions meurtrières + calcul des probabilités stratégiques + but politique) là où la plupart des Anglo-Saxons s’en tiennent à sa formulation dérivée et purement conjoncturelle (peuple + armée + État). Ils en déduisent que la pensée de Clausewitz ne s’applique pas au jihadisme par exemple, puisque celui-ci est irréductible aux entités de la trinité dérivée. C’est ne pas voir que la trinité principielle en rend compte, comme elle rend compte de toute guerre passée, présente et à venir.

12L’autre grande originalité de cette encyclopédie est l’accent mis sur la stratégie suédoise, très peu connue chez nous alors qu’elle constitue un cas d’école passionnant et que l’inquiétant revenez-y de Guerre froide qui pèse de plus en plus sur les relations internationales la remet malheureusement au goût du jour. Un développement historique sur cette stratégie dans la deuxième partie du livre, auquel répondent dans la troisième partie trois portraits de stratèges suédois – les généraux Ehrensvärd et Jung, l’amiral Ericson –, offrent aux non-Suédois un intéressant aperçu de la question.

13Au chapitre des doléances, outre l’absence des penseurs aériens dans la troisième partie, on déplorera la présentation typographique et la mise en page du livre, qui ne permettent pas toujours d’en voir clairement la structure ni de distinguer au premier coup d’œil les entrées principales des entrées secondaires. Ce reproche, au demeurant, s’adresse à l’éditeur plus qu’à l’auteur.

14Mais ces points de détail n’enlèvent rien à l’intérêt de l’ouvrage. Il sera fort utile aux deux catégories principales de stratégistes en leur offrant sous une forme très commode ce qui leur fait défaut : aux « technos », une culture historique et conceptuelle sans laquelle leurs armes de pointe manqueraient d’un mode d’emploi stratégique ; aux tenants des principes pérennes, un ancrage dans le xxie siècle sans lequel leurs raisonnements ne pourraient mordre sur l’actualité.